Le progrès peut tuer
Le progrès peut tuer
Jamais la notion de « progrès » n'a été aussi peu remise en question qu'aujourd'hui ; le progrès est tout simplement considéré comme étant souhaitable pour tous.
Mais, qu'est-ce que le progrès? Pour les habitants les plus pauvres des nations les plus pauvres, ses principaux piliers sont l'éducation qui ils l'espèrent
les conduira à plus de richesse, et les soins de santé qui ils l'espèrent leur donneront une vie plus longue.
L'approche selon laquelle « le progrès peut tuer » ne remet pas cela en question : nul doute que certains voient en effet leurs rêves s'accomplir, mais d'autres ne font que sombrer plus profondément dans la pauvreté.
Il en va autrement pour les peuples indigènes, en particulier pour ceux qui ont peu de contact avec l'extérieur. Leur imposer le « progrès » ne leur apporte jamais une vie plus longue ni plus heureuse, mais les condamne au contraire à une existence plus courte et plus morne dont la seule issue est la mort. Bien des peuples ont été ainsi détruits et bien d'autres restent sous la même menace.
Certains en ont pris conscience et choisissent de rester isolés. D'autres entretiennent une relation plus étroite avec l'extérieur – certains d'entre eux reçoivent des soins de santé qui tentent d'endiguer leur anéantissement. Mais il y a là un cercle vicieux mortel, car même dans les pays les plus riches, aucun des soins « modernes » mis à la disposition des peuples indigènes ne saurait être suffisant pour contrer les effets de la perte de leurs terres et des maladies importées. Cette étude ne nie pas le génie scientifique ni ses accomplissements, elle ne s'accroche pas à une vision romantique d'un âge d'or mythique. Il n'est pas question non plus ici d'un rejet du changement; toutes les sociétés sont en constante évolution. Il est cependant indéniable que les peuples indigènes qui vivent sur leurs propres terres et contrôlent leur propre adaptation à un monde en perpétuelle évolution sont pauvres, certes, en termes monétaires, mais que leur qualité de vie et de santé est souvent notablement meilleure que celle de leurs compatriotes. Les indicateurs montrent que lorsque les populations
indigènes sont déplacées de leur terre, leur santé et leur bien-être s'effondrent et, dans le même temps, le taux de dépressions, de dépendance et de suicides s'accroît considérablement. Ce sont là des faits indubitables.
De récentes tentatives pour évaluer le « bonheur » dans différentes populations ne surprennent en rien les personnes familières des communautés indigènes contrôlant encore leur propre mode de vie; les milliardaires les plus riches au monde ne sont pas plus heureux que n'importe quel berger maasai du Kenya.
Les programmes d'intervention qui entraînent l'expulsion des peuples indigènes hors de leurs terres et imposent le « progrès » causent une misère inouïe. Ce n'est guère surprenant : le « progrès » – la conviction que « nous » savons mieux – rejoint le colonialisme en ce que tous deux ont pour effet de spolier les terres et les ressources. Les peuples indigènes n'y survivent pas. Quand, à l'inverse, ils choisissent leur propre développement sur leur propre terre, ils prospèrent.
Le progrès peut tuer
90% de la population amérindienne a disparu
après être entrée en contact avec les Européens,
principalement en raison du choc épidémiologique.
D'autres peuples ont été entièrement exterminés.
Les Anglais ont introduit le « progrès » chez les Grands Andamanais en les installant dans un « foyer » sous prétexte de leur donner un meilleur mode de vie. Sur 150 naissances, tous les enfants sont morts avant leur troisième anniversaire. Au total, 99% de la tribu s'est éteinte, ne laissant que 53 individus aujourd'hui. Ils survivent de la charité, beaucoup d'entre eux ont la tuberculose et la plupart des hommes sont alcooliques.
Leurs voisins des îles Andaman, les Jarawa, vivent sur leur terre depuis
environ 60 000 ans – soit cinq fois plus que les ancêtres des Anglais au
Royaume-Uni. Les Jarawa sont restés isolés et autonomes : ils sont encore en très bonne santé.
Leur survie est désormais menacée par une route qui traverse
leur terre, amenant avec elle des braconniers et de nouvelles maladies
comme la rubéole. La Cour suprême indienne a ordonné la fermeture de
la route, mais l'administration locale a refusé d'obéir et la route reste
ouverte.
« La santé des Aborigènes australiens et des insulaires du Détroit de Torres est désastreuse... La cause principale en est un affaiblissement général dû à de multiples facteurs dont la dépossession continue de la terre, la dislocation culturelle, la pauvreté, une éducation indigente et le chômage. »
Université royale australasienne
des médecins (RACP), 1997.
En 2002, le sida a été responsable
de 40% des morts bushmen gana et
gwi d'un camp de relocalisation.
HIV/SIDA
Depuis la construction de routes jusqu'à la relocalisation, le « progrès »
introduit la prostitution, les MST et l'abus de femmes et enfants indigènes. En 1971, les efforts du gouvernement brésilien pour établir des « contacts amicaux » avec des Indiens isolés ont apporté la blennorragie aux Parakanã.
Trente-cinq femmes indiennes ont été infectées par des fonctionnaires du
gouvernement; certains de leurs enfants sont nés aveugles.
L'occupation indonésienne a des conséquences catastrophiques sur les
peuples indigènes de Papouasie. Leur taux de contamination par le sida est quinze fois supérieur à la moyenne nationale et augmente rapidement. Malgré cela, l'éducation sanitaire et les tests se concentrent sur les populations indonésiennes et non sur les groupes indigènes. Les soldats corrompent les leaders indigènes en leur offrant des prostituées et de l'alcool afin qu'ils leur cèdent leur bois le plus précieux, commercialisé pour produire de l’encens. De nombreux Papous croient même que l'armée indonésienne introduit
délibérément le sida, s'en servant comme un outil génocidaire. Certaines
communautés sont aujourd'hui ravagées par cette maladie.
« La contamination des Parakanã
par des maladies vénériennes n'était pas un cas isolé : elle était
symptomatique des brutalités infligées aux Indiens récemment
contactés le long des nouvelles routes »
John Hemming, 2003, Die If You Must.
« Je veux partir et être enterrée dans ma maison de Molapo [dans
la Réserve naturelle du Kalahari central, Botswana]. Je suis
malade maintenant, je suis sur le point de mourir... Nous étions les
premiers à être expulsés de Molapo. Ici à New Xade [camp
gouvernemental de relocalisation], il existe différentes sortes de maladies que nous ne connaissions pas...
Lorsque tu tombes malade, tu meurs. »
Femme Bushman morte du sida en
2006, à l'âge de 29 ans.
Avant leur déplacement dans les camps
de relocalisation, aucun cas de sida
n'avait été constaté chez les Bushmen.
progrès = famine
Dans une des régions les plus prospères
du Brésil, les enfants guarani meurent de faim.
En 2005, la plupart des enfants guarani mbyá d'Iguazu, en Argentine, étaient mal nourris. L’année suivante, 20 enfants sont morts d'inanition en
seulement trois mois. Ces Indiens perdent annuellement 10% de leur terre, et ne peuvent même pas cultiver suffisamment de nourriture.
Sur la frontière se trouve une des régions les plus riches du Brésil ;
11 000 Indiens guarani y vivent entassés dans un territoire qui peut à peine en faire vivre 300. Leurs enfants meurent d'inanition. Presque aucun groupe indigène n'a pu survivre après une telle perte de terre.
Les forêts qui procuraient aux Guarani leur nourriture disparaissent
rapidement pour se transformer en exploitations bovines ou en plantations de soja et de canne à sucre. La solution adoptée par le gouvernement est de distribuer de l'huile, du riz et de la farine; mais les Indiens ne peuvent même plus trouver le bois qui leur permettrait de cuire ces maigres aumônes. Les groupes qui choisissent leur propre mode de vie sur leur propre terre peuvent occasionnellement avoir faim, mais la malnutrition est extrêmement rare. Les Guarani ont besoin de retrouver leur terre ou ils ne survivront pas, tout simplement.
« Nous étions un peuple libre qui vivait entouré d'abondance. Aujourd'hui nous sommes dépendants de l'aide gouvernementale pour vivre. C'est comme avoir le canon d'une arme pressé contre nos têtes. »
Chefs guarani-kaiowá, Brésil, 2005.
obésité
En Australie, 64% des Aborigènes
vivant en ville souffrent d'obésité.
progrès
Les peuples indigènes sans terre sont obligés d'adopter une vie
sédentaire et beaucoup deviennent dépendants des aliments industriels.
Ce changement de mode de vie et de régime alimentaire – d'une
nourriture traditionnelle très protéinée à une autre très grasse a souvent des effets désastreux, comme l'obésité, l'hypertension ou le diabète.
Dans la réserve de Pima (Arizona), plus de la moitié des Indiens âgés de
plus de trente-cinq ans sont atteints de diabète, tandis que ceux qui
vivent dans les montagnes en souffrent infiniment moins. La Fédération
internationale du diabète explique qu'un excès de poids et de diabète
conduit à « des morts prématurées et à des handicaps ». S'il n'est pas
soigné ou s'il est détecté trop tard – ce qui est courant dans les
populations indigènes – le diabète peut provoquer une cécité, des
affections rénales, des attaques, des maladies cardiaques et des
amputations. L'impact sur les générations futures sera catastrophique.
« Sans une intervention urgente, le diabète représente certainement un risque réel de destruction des communautés indigènes, voire d'une extinction totale d'ici la fin du siècle. »
Professeur Zimmet, Institut
International de Diabète, 2006.
« Le coût humain du développement effréné sur notre
territoire traditionnel, que ce soit sous forme de développement
hydroélectrique massif ou d'opérations de déforestation
totalement irresponsables, n'est pas une surprise pour nous. Le
diabète est apparu suite à la destruction de notre mode de vie
traditionnel et à son remplacement forcé par une économie fondée sur les indemnités de chômage.
Aujourd'hui nous constatons qu'une femme cree enceinte sur sept
souffre de diabète, et nos enfants naissent avec un grand risque
d'être diabétiques ou le sont déjà dès leur naissance. »
suicide
Entre 1985 et 2000, près de
300 Guarani-Kaiowá se sont suicidés.
Le plus jeune d'entre eux avait neuf ans.
progrès
Les peuples indigènes du monde entier souffrent du traumatisme de la
relocalisation et de la sédentarisation forcées. Ils se retrouvent dans un
environnement auquel ils ne sont pas habitués, où ils n'ont rien à faire
d'utile et où ils sont traités par leurs nouveaux voisins avec mépris et
racisme. Leurs enfants sont séparés de leurs communautés lorsqu’ils sont envoyés dans des pensionnats où leur langue et leurs traditions sont
souvent ridiculisées voire interdites.
Exclus et sans espoir, beaucoup s'adonnent à la drogue ou à l'alcool. La
violence domestique et les abus sexuels explosent. Beaucoup en viennent au suicide.
Au Canada, le taux de suicide des groupes indiens qui ont perdu le lien
avec leur terre est jusqu'à dix fois supérieur à la moyenne nationale; ceux
qui gardent des liens forts ne connaissent pas le suicide.
« Les jeunes gens sont nostalgiques des belles forêts... Un jeune m'a dit qu'il ne voulait plus vivre parce qu'il n'y avait plus aucune
raison de continuer à vivre – il n'y a pas de chasse, pas
de pêche et l'eau est polluée. »
« Les Guarani se suicident parce qu'ils n'ont pas de terre. Nous n'avons plus d'espace. Autrefois nous étions libres, aujourd'hui
nous ne le sommes plus. Alors nos jeunes regardent autour d'eux et pensent qu'il ne reste plus rien et se demandent comment ils
pourraient vivre. Ils s'asseyent et pensent, ils oublient, ils se perdent et alors ils se suicident. »
Rosalino Ortiz, Guarani Ñandeva, Brésil, 1996.
Les conceptions actuelles du progrès datent de l'époque coloniale, du temps où le fait de s'approprier les ressources et la main-d'oeuvre
s'autojustifiait par une supposée action civilisatrice.
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